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Article / RESPONSABILITE DES AVOCATS

[Focus] par Yves AVRIL, pour le premier numéro de l’année 2024 de la Revue Lexbase Avocats : L’avocat qui ne prévoit pas un revirement de jurisprudence est-il fautif ?

Article publié avec l’aimable autorisation de Madame Marie Le Guerroué, Rédactrice en chef de la Revue Lexbase Avocats.

 

Les décisions de justice peuvent revêtir un caractère aléatoire. De façon désabusée un tribunal de grande instance (devenu tribunal judiciaire) a pu juger qu’ « on a toujours une chance de gagner le plus mauvais procès…. Sur un plan plus particulier, les recueils fourmillent de contradictions et revirements de jurisprudence »[1].

Aujourd’hui l’incertitude n’est peut-être pas reconnue avec une telle franchise par les juges, mais on trouve parfois des décisions qui, au premier examen, paraissent difficiles à comprendre et à concilier.

L’avocat peut-il être responsable de cette incertitude ? Son devoir doit être analysé par une observation fine de la jurisprudence.

Il doit assurer une veille juridique (I), mais il ne peut pratiquer l’art divinatoire (II).

 


 

I. L’avocat, un veilleur attentif

Pour éviter que sa responsabilité soit engagée, l’avocat doit veiller sur l’évolution permanente du droit et de la jurisprudence. La tâche est immense tant l’inflation législative est un phénomène d’ampleur[2]. Un décret n° 2205-750 du 12 juillet 2005 avait imparti aux membres du Barreau un nouveau « principe essentiel », le devoir de compétence[3]. Il subsiste comme une donnée acquise dans le décret n° 2023-552 portant Code de déontologie des avocats[4]. En outre, de façon permanente, le pouvoir réglementaire, à partir du Règlement intérieur national, cherche à rendre plus efficaces les règles relatives à la formation continue[5].

La rigueur de la jurisprudence, pour apprécier les contours de la responsabilité de l’avocat, tenu d’une veille juridique, s’exprime de façon nette dans une décision de 2009[6], publiée au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation et abondamment commentée. La motivation peut avoir une portée de principe : « Tenu d’accomplir, dans le respect des règles déontologiques, toutes les diligences utiles à la défense des intérêts de son client et investi d’un devoir de compétence, l’avocat, sans que puisse lui être imputé à faute de n’avoir pas anticipé une évolution impossible du droit positif, se doit de faire valoir une évolution jurisprudentielle acquise dans la transposition ou l’extension à la cause dont il a la charge a des chances de la faire prospérer ».

Cette solution mérite que l’on s’arrête sur les circonstances qui l’ont motivée. La cour d’appel avait exonéré un avocat de toute responsabilité car il plaidait une affaire pénale sur intérêts civils le 15 janvier 2001 en ignorant les dispositions d’un arrêt de la Cour de cassation du 23 janvier 2001[7] qui retenait l’immunité pénale du préposé. La Cour de cassation, au motif qui a été rappelé ci-dessus, exerce sa censure car un an plus tôt l’Assemblée plénière avait rendu l’arrêt retenant le même principe. Statuant sur les intérêts civils, le juge pénal, qui applique les règles du droit pénal, ne pouvait qu’adopter le même principe. La solution était « prévisible ».

Inquiétante pour de nombreux commentateurs, la décision ne traduit pas un renversement de jurisprudence, mais un alourdissement de la responsabilité civile professionnelle, ou à tout le moins une précision très adaptée. En omettant un principe transposable dans l’affaire dont il était chargé, l’avocat a manqué d’à-propos et l’on sait que la faute légère engage l’entière responsabilité. La faute consiste à n’avoir pas prévu une évolution dont la certitude était quasiment assurée. La certitude néanmoins n’était pas absolue et, au lieu de retenir l’existence d’un préjudice consommé, la réparation est envisagée en recourant à la théorie complexe, mais bien circonscrite, de la perte de chance bien connue des praticiens de la responsabilité civile de l’avocat. Il ne reste alors qu’à décliner une grande variété de gammes, de la chance « faible » [8], à la chance « très importante » [9].

C’est avec une motivation très voisine que plus récemment le pourvoi d’un avocat est rejeté[10]. « L’avocat, investi d’un devoir de compétence, est tenu d’accomplir, dans le respect des règles déontologiques, toutes les diligences utiles à la défense des intérêts de son client et engage sa responsabilité civile professionnelle en omettant d’invoquer une évolution jurisprudentielle acquise dont la transposition ou l’extension à la cause dont il a la charge, a des chances de la faire prospérer ».

La jurisprudence paraît donc cohérente même si l’on doit en mesurer la sévérité.

II. L’avocat n’est pas un devin.

La situation est nette quand il est reproché au conseil de ne pas avoir soulevé un moyen inopérant. On a reproché à un avocat[11], défendant un débiteur, de ne pas avoir soulevé le moyen tiré de la nullité du prêt consenti par un établissement étranger dépourvu d’agrément. La jurisprudence est longtemps restée incertaine, mais une décision de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation[12] a définitivement jugé que le défaut d’agrément n’entraînait pas la nullité du prêt. La jurisprudence ne pouvait donc faire supporter à l’avocat de ne pas avoir soulevé un moyen écarté définitivement par la Cour de cassation qui sait rappeler le principe[13].

De cette solution on doit dégager une notion d’aléa judiciaire, expression appliquée par la jurisprudence. Ainsi les juges peuvent proposer une médiation « plutôt que de s’exposer à l’aléa judiciaire »[14]. La doctrine évoque la même notion[15] et retient également la notion d’insécurité juridique[16]. Plus récemment l’informatique permet de chercher à diminuer, voire à tenter de supprimer les incertitudes d’une justice trop humaine. C’est ainsi que celles-ci sont filtrées par le règlement qui recourt aux algorithmes[17].

Dans certains cas l’examen est subtile et demande « une analyse serrée »[18]. Ainsi une analyse chronologique est souvent nécessaire car la faute de l’avocat ne doit pas s’apprécier avec le prisme déformant du passé.

Les actions en responsabilité dirigées contre l’avocat contraignent souvent à cet examen attentif de la chronologie. Si les juges statuent « en contemplation de décisions postérieures à l’intervention de l’avocat » leur décision mérite d’être censurée[19]. Dans un acte de procédure discutable, une déclaration d’appel signée avec la mention  » p/o », les juges doivent s’arrêter à la date de l’acte, ici le 22 mars 2006. Si quelques mois plus tard, la Chambre mixte de la Cour de cassation[20] fait évoluer la jurisprudence, le juge de la responsabilité doit apprécier l’acte défectueux à la date de sa confection et non de la date où il se prononce.

De la même façon un avocat agissant en 2001 a vu sa conduite appréciée par la Cour de cassation[21]. On ne peut retenir sa faute. Sa défense faisait valoir qu’« un aléa judiciaire lié au caractère évolutif de la jurisprudence, ne peut être imputé à l’avocat, tenu d’une simple obligation de moyens ». En réponse la Cour de cassation juge que « les éventuels manquements de l’avocat à ses obligations professionnelles s’apprécient au regard du droit positif existant à l’époque de son intervention, sans que l’on puisse lui imputer la faute de n’avoir pas prévu une évolution postérieure du droit consécutive à un revirement de jurisprudence ». C’est retenir que l’avocat ne peut pratiquer l’art divinatoire : il ne peut anticiper une évolution et à fortiori un revirement de jurisprudence « non prévisible ». Cette notion de prévisibilité va servir à la Cour de cassation pour évoquer « l’expression d’une évolution imprévisible » [22].

*  *  *

La fonction unificatrice de la Cour de cassation peut alors s’exercer. La responsabilité civile de l’avocat se nourrit de sources presque uniquement issues de la jurisprudence. Il est sain, faute de textes législatifs ou réglementaires, de fournir des standards susceptibles de servir aux juges du fond pour motiver leur décision. On évoquera l’obligation de « faire valoir une évolution jurisprudentielle ». On déchargera l’avocat de l’obligation de prévoir « une évolution postérieure du droit consécutive à un renversement de jurisprudence ». Dans d’autres domaines, qui concernent toujours la même responsabilité, la Haute juridiction fera valoir que « les compétences personnelles du client ne dispensent pas l’avocat de son devoir de conseil »[23] ou que « la responsabilité d’un professionnel du droit n’est pas subsidiaire »[24].

Dans une matière où la jurisprudence est abondante, les références, par leur répétition, sont faciles à intégrer et méritent dès lors d’être mieux connues.


 

[1] TGI Aix-en-Provence, 27 novembre 1975, Gaz. Pal.1976, I, J., p. 261.

[2] C. Debbash, L’inflation législative et réglementaire en Europe, éd. CNRS, 2018.

[3] Y. Avril, La compétence de l’avocat, Lexbase avocats, juillet 2020.

[4] Art. 3 « Il (l’avocat) fait preuve, à l’égard de ses clients, de compétence, de dévouement, de diligence et de prudence ».

[5] Décision du 17 novembre 2023 déterminant les modalités d’application de la formation continue des avocats N° Lexbase : Z507995C.

[6] Cass. civ. 1, 14 mai 2009, n° 08-15.899, FS-P+B N° Lexbase : A9822EGU ; D., 2009, 1479 ; D., 2010, pan. 49, obs. Ph. Brun ; D., 2010. Chron. 183, note K. Asuncion Planes (de la) ; JCP, 2009, n° 28, p. 15, note H. Slim ; JCP, 2009, 94, note H. Slim, n° 295, G. Pillet ; Gaz. Pal., 2009, 3035, note Y. Avril ; LPA, 10 août 2009, note Barbièri ; RDC, 2009, 1373, obs. S. Carval ; RTD civ., 2009, 493, obs. P. Deumier. RTD civ., 2009, 725, obs. P. Jourdain ; RTD civ., 2009, 744, obs. P.-Y. Gautier ; RCA, 2009, n° 219, note S. Hocquet-Berg.

[7] Cass. crim., 23 janvier 2001, n° 00-82826, publié au bulletin N° Lexbase : A2835AYN.

[8] Cass. civ. 1, 16 janvier 2013, n° 12-14.439, F-P+B+I N° Lexbase : A4084I3N.

[9] Cass. civ. 1, 1er juin 2022, n° 21-50.016, F-D N° Lexbase : A817374H.

[10] Cass. civ. 1, 12 octobre 2016, n° 15-27.234, F-D N° Lexbase : A9674R7G.

[11] Cass. civ. 1, 31 janvier 2008, n° 04-20.151, FS-P+B+I N° Lexbase : A5974D4Z, JCPG, 2008, II, 10074, note H. Slim ; Procédures 2008, Comm. p. 144, note H. Croze ; LPA, 10 avril 2008, p. 18, note J- Lasserre-Capdeville ; RDT civ., 2008, p. 442, obs. P. Deumier.

[12] Ass. plén., 4 mars 2005, n° 03-11.725, publié N° Lexbase : A2016DH7

[13] Cass. com., 19 février 2013, n° 11-27.124, F-D, N° Lexbase : A4246I8R, Lexbase, Le Quotidien, 8 mars 2013.

[14] CA Besançon, 1ère ch., 10 mars 2023, n° 22/00439.

[15] L’aléa judiciaire, un peu, mais pas trop. E. Mulon, J. Casey, Gaz. Pal., 28 mai 2011, p. 5.

[16] L’insécurité juridique de la fixation judiciaire de l’honoraire en l’absence de convention, J.L. Gaineton, Gaz. Pal. 13 juin 2023, p. 12.

[17] Décret n° 2020-356 du 27 mars 2020 portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « DataJust » N° Lexbase : L5918LW4.

[18] F. Viney, La profession d’avocat : les risques de l’exercice (colloque du 25 septembre 2020 à Amiens) – La faute civile de l’avocat, Lexbase Avocats, février 2021 N° Lexbase : N6016BYH.

[19] Cass. civ. 1, 12 octobre 2016, n° 15-27.234, F-D N° Lexbase : A9674R7G.

[20] Chbre mixte, 7 juillet 2006, n° 03-20.026 N° Lexbase : A0152NCM, Dalloz Actualité, 5 août 2006, obs. P. Guiomard.

[21] Cass. civ. 1, 17 janvier 2018, n° 16-29.070, F-D N° Lexbase : A8709XAS.

[22] Cass. civ. 1, 17 janvier 2018, n° 16-29.070, F-D.

[23] Cass. civ. 1, 19 mai 1999, n° 96-20.332 N° Lexbase : A3250AUW, Bull. Civ. I, n° 164, D., 2000, 153, note B. Blanchard.

[24] Cass. civ. 1, 19 décembre 2013, n° 13-11.807, F-P+B+I N° Lexbase : A7375KSX, Bull. Civ. I, n° 254, D., 2014, 256, note Y. Avril.

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